Les petits-enfants du constructeur automobile, accusé de collaboration durant l’Occupation, se battent pour sa réhabilitation. Une démarche dénoncée par certains historiens et d’anciens syndicalistes.

Louis Renault, affaibli, quelques mois avant sa mort en octobre 1944. Crédit : Archives privées Renault

Pionnier de l’automobile et figure du patronat français, Louis Renault (1877-1944) a créé une marque célèbre dans le monde entier. Mais son rôle trouble durant la Seconde guerre mondiale lui a valu d’être poursuivi à la Libération pour collaboration avec l’occupant allemand. Pour prix de cette trahison supposée, son entreprise a été nationalisée. Près de 70 ans après les faits, ses héritiers réfutent ces accusations et veulent réhabiliter sa mémoire. « J’ai toujours eu la conviction que tout cela était faux », assure Hélène Renault-Dingli, petite-fille du constructeur. « Les travaux de plusieurs historiens ont confirmé ce sentiment : mon grand-père n’a pas collaboré ».

Deux tentatives de réhabilitation de l’industriel ont déjà eu lieu par le passé. Elle se sont toutes soldées par un même cuisant échec. Ses petits-enfants ne se sont toutefois jamais laissés abattre et ont lancé l’été dernier une nouvelle offensive visant à contester les thèses officielles. Lorsqu’ils apprennent qu’une photo représentant Louis Renault entouré d’Adolf Hitler et d’Hermann Göring est exposée au Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane, ils demandent son retrait pur et simple. « Cette photo n’avait pas sa place dans ce musée consacré à un drame horrible », explique Laurent Dingli, docteur en histoire et auteur d’une biographie intitulée Louis Renault (éd. Flammarion). « Elle est anachronique et très tendancieuse ». Le cliché a en effet été pris en février 1939, au salon automobile de Berlin, soit près d’un an et demi avant l’armistice de juin 1940 et les prémices de la collaboration. Il a de plus été mal légendé, faisant remonter la scène à l’année 1938.

« Renault n’a pas produit d’armes »

Un accord à l’amiable n’ayant pu être trouvé, la famille Renault porte l’affaire devant la justice. La cour d’appel de Limoges lui donne raison le 1er juillet 2010 et condamne le musée à retirer la photo incriminée et à verser aux héritiers la somme de 2.000 euros. Dans son arrêt, la cour met en cause « un commentaire attribuant aux usines [Renault] une inexacte activité de fabrication de chars pour l’Allemagne, tout cela dans un contexte de préparation du visiteur à la découverte brutale des atrocités commises » dans le village limousin. Richard Jezierski, directeur du centre, se défend : « Nous avons certainement commis une erreur sur la forme, mais pas sur le fond », assure-t-il. « A aucun moment nous n’avons établi un lien entre la collaboration de Louis Renault et le massacre d’Oradour ».

Cette décision de justice conforte les positions défendues par la famille Renault : « environ 30.000 camions ont été produits durant la guerre, ainsi que des pièces détachées, notamment des mailles de chenillettes. Des chars français capturés ont également été réparés » pour le compte de la Wehrmacht, précise Laurent Dingli. Son épouse insiste : « mais Renault n’a pas produit d’armes et n’a pas été plus zélé que Citroën ou Peugeot ».

Personnage clé de la collaboration

L’arrêt de la cour d’appel provoque l’ire de la Ligue des droits de l’Homme qui considère qu’« il ne revient pas à la justice d’écrire l’histoire ». Elle qualifie la décision de « choquante », ajoutant qu’elle est « révélatrice d’une tendance actuelle à chercher à passer sous silence ou à minimiser les responsabilités des collaborateurs des nazis durant l’Occupation ». Certains historiens partagent cet avis et reprochent à la justice de se mêler de ce qui ne la regarde pas. « Un ensemble de magistrats décrète ce qu’est l’histoire en s’appuyant sur des décisions d’après-guerre qui sont le fruit d’un sabotage de l’instruction », s’insurge Annie Lacroix-Riz, évoquant une décision de justice du 30 avril 1949 qui a classé la procédure dans laquelle Louis Renault était poursuivi pour atteinte à la Sureté de l’État. Spécialiste des élites économiques françaises et auteure de Industriels et banquiers français sous l’Occupation : la collaboration économique avec le Reich et Vichy (éd. Armand Colin), cette ancienne professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris VII aujourd’hui à la retraite est formelle : « Renault a construit des camions, des tanks, des bombes incendiaires et des moteurs d’avions pour l’armée allemande. Ce sont des faits indiscutables ». Et de préciser qu’elle dispose d’une « abondante documentation » pour le prouver. « Louis Renault est l’un des personnages clé de la collaboration économique avec l’Allemagne ». L’historienne va encore plus loin. Pour elle, l’entrepreneur a été « le bailleur de fonds du fascisme français » dans les années 30, finançant notamment les Croix-de-Feu du colonel de La Rocque, un mouvement nationaliste d’anciens combattants. Il aurait prôné l’entente franco-allemande et « joué un rôle énorme dans la liquidation de la IIIème République ».

Pour certains anciens syndicalistes des usines Renault, la manœuvre des petits-enfants du constructeur vise non seulement à remettre en cause son passé collaborationniste, mais également à revenir sur la nationalisation de l’entreprise. Ce qui pourrait impliquer le versement par l’État français de plusieurs centaines de millions d’euros de dommages et intérêts aux héritiers si la justice leur donnait raison. Une hypothèse hautement improbable que n’écarte toutefois pas Me Thierry Lévy, avocat de la famille Renault. « Il y a un débat de fond entre historiens afin de savoir si Louis Renault a collaboré ou non », explique l’avocat. Avec cette question sous-jacente : qu’entend-on par collaboration ? « Si c’est travailler pour les Allemands en leur vendant des biens, tout le monde l’a fait. Si c’est aller au devant des demandes de l’occupant, c’est un autre problème ».

Selon certaines rumeurs, une « loi » aurait par ailleurs déjà indemnisé la famille Renault en 1967, mais impossible d’en trouver la moindre trace. « Elle a été votée dans la plus grande discrétion », commente sans convaincre Annie Lacroix-Riz.


Collabo ou bouc-émissaire ?

Coupable idéal, Renault a peut-être été victime d’un climat politique tendu.

Accusé de collaboration, Louis Renault est arrêté le 23 septembre 1944 et emprisonné à la prison de Fresnes où il décède un mois plus tard, le 24 octobre, sans avoir été jugé. Souffrant d’aphasie, une pathologie du système nerveux, il était alors très affaibli. Des troubles urinaires et une hypertension artérielle seraient la cause de son décès, mais des conditions de détention précaires, de même que des mauvais traitements à répétition auraient fortement aggravé son état de santé.

Quatre mois plus tard, le gouvernement provisoire de la République française, présidé par le général De Gaulle, nationalise la Société anonyme des usines Renault par l’ordonnance n°45-68 du 16 janvier 1945. « La totalité de l’actif et du passif » de l’entreprise est confisqué par l’État « car les usines Renault ont constitué un instrument entre les mains de l’ennemi ». Le comité juridique avait considéré dans un premier rapport que cette décision était « exorbitante du droit commun », mais s’était ravisé en indiquant que la confiscation des instruments d’un crime était légale même si leur propriétaire était étranger à l’auteur du crime. Un tour de passe-passe juridique qu’il faut replacer dans son contexte. Alors que l’épuration bat son plein, De Gaulle doit relancer au plus vite l’économie française tout en négociant âprement avec les communistes qui souhaitent abattre l’un des derniers grands symboles du capitalisme industriel (l’autre, les houillères du Nord-Pas-de-Calais, sera lui aussi nationalisé). Coupable ou non, Renault a très certainement payer le prix de ce climat social et politique tendu qui a débouché sur une décision litigieuse qui arrangeait finalement tout le monde.

Si les rares autres actionnaires de l’entreprise sont indemnisés, les héritiers de l’entrepreneur – qui détenait 97% du capital – perdent leurs parts, ainsi que l’héritage industriel, technique et commercial de l’entreprise. Une page de l’histoire industrielle française se tourne alors. Celle de la Régie Renault ne fait que commencer.

France-Soir, vendredi 8 avril 2011